Léon Blum « Le socialisme n’est pas un parti en face d’autres partis. Son objet, c’est de rassembler ! »
A travers cette interview posthume réalisée sur la base de quelques uns de ses discours*, voici ce que Léon Blum aurait pu nous répondre aujourd’hui par ses mots éclairants de modernité.
Notre Gouvernement entreprend des réformes. Quel regard portez-vous ?
Tout comme aujourd’hui, nous avions proposé un large système de simplification et de détente fiscale, soulageant la production et le commerce, ne demandant de nouvelles ressources qu’à la contribution de la richesse acquise, à la répression de la fraude et surtout à la reprise de l’activité générale. Le Gouvernement sait qu’à un pays comme la France, mûri par un long usage de la liberté politique, on peut parler sans crainte le langage de la vérité et que la franchise des gouvernants rassure – bien loin d’altérer – la confiance nécessaire de la nation elle-même. Etroitement unis à la majorité dont nous sommes l’émanation, nous sommes convaincus que notre action doit et peut répondre à toutes les aspirations généreuses, bénéficier à tous les intérêts légitimes.
Gouverner n’est pourtant pas si simple…
Dans un pays qui possède le suffrage universel, « Action politique » signifie nécessairement « Action parlementaire » et quand un parti politique a suffisamment de garanties pour que son groupe parlementaire possède la majorité ou bien qu’il soit devenu un élément nécessaire à toute majorité, alors les problèmes de l’action socialiste, devenus déjà les problèmes de l’action politique et de l’action parlementaire, deviennent les problèmes du pouvoir. Car, nous ne pensons jamais, nous socialistes, pour juger le problème et nous avons les problèmes de notre force comme nous avons eu les problèmes de notre faiblesse. Le rôle, le devoir du groupe parlementaire, c’est, à l’intérieur du Parlement, de soutenir ou de provoquer toutes les réformes qui peuvent améliorer la condition morale et physique des travailleurs, et qui, par cela même aident cette transformation sociale, qui est la révolution.
Quand nous exerçons le pouvoir dans le cadre de la société capitaliste, nous le faisons de bonne foi, nous le faisons dans l’intérêt de la classe ouvrière, mais aussi dans l’intérêt général de la nation.
Le projet de Loi travail aujourd’hui ne vous semble-t-il pas connaître les mêmes réticences que la Loi sur les contrats collectifs ?
La loi sur les contrats collectifs, c’est elle qui a introduit la démocratie dans l’usine, celle qui frustre le patron de son droit, peut-être essentiel, lié dans une certaine mesure à son droit de propriété : le droit de discuter en tête-à-tête avec chacun de ses ouvriers, les conditions de travail. C’est elle qui fait du contrat de travail la matière d’une discussion égale, paritaire entre ouvriers et patrons, entre collectivité ouvrière et collectivité patronale. Sous quelque forme qu’on la conçoive, même quand on la conçoit, comme on le fait aujourd’hui, l’organisation du travail ne sera plus et ne peut être qu’un système plus ou moins complexe de coopération, embrassant tous les personnels de l’entreprise, depuis le patron jusqu’au dernier manœuvre.
Pour la sauvegarde des institutions libres, c’est un crime d’user de la force, mais pour la protection de certains modes de la propriété ou de certaines formes de l’autorité patronale, c’est un crime de ne pas user de la force. Jaurès a dit que si le propriétaire n’avait pas de patrie, le progrès républicain peu à peu lui en faisait une et c’est à mesure qu’on crée peu à peu pour les ouvriers une copropriété de la patrie qu’on leur enseigne à défendre cette patrie.
Nous sommes le Parti socialiste et notre objet est la transformation révolutionnaire de la structure sociale. Nous travaillons à cette transformation, dans l’intérêt de l’unité humaine, de l’individu, aussi bien que dans l’intérêt de la collectivité parce que nous considérons ces deux stratégies d’intérêts comme entièrement et nécessairement solidaires.
Quand nous exerçons le pouvoir dans le cadre de la société capitaliste, nous le faisons de bonne foi, nous le faisons dans l’intérêt de la classe ouvrière, mais aussi dans l’intérêt général de la nation.
Qu’est ce qui fonde notre démocratie ?
Si les institutions démocratiques étaient attaquées, nous en assurerions le respect inviolable avec une vigueur proportionnée aux menaces ou aux résistances. Le peuple français manifeste sa décision inébranlable de préserver -contre toutes les tentatives de la violence ou de la ruse- les libertés démocratiques qui ont été son œuvre et qui demeurent son bien. Ce qui crée l’autorité dans une démocratie, c’est la rapidité et l’énergie d’une action méthodiquement concertée, c’est la ferme détermination de mettre un terme à toutes les formes de la corruption.
Que vous inspire les divergences internes au Parti ?
Lorsque nous nous sentons parfois enfermés dans les divisions, dans les dissensions, dans les intrigues, nous n’avons qu’une chose à faire, monter plus haut : nous devons regarder plus haut. Nous devons regarder le but et, alors, nous verrons que nous sommes profondément d’accord.
N’essayons pas de le contester. Nous avons le droit de penser qu’à une situation qui nous apparaîtra comme nouvelle dans le monde doit correspondre une conception socialiste entièrement nouvelle. Et accepter – j’espère qu’il n’y aura aucune divergence de pensée sur ce point – accepter, cela veut dire accepter dans son intelligence, dans son cœur et dans sa volonté. Cela veut dire accepter avec la résolution de se conformer désormais d’une façon stricte dans sa pensée et dans son action, à la nouvelle doctrine qui a été formulée. Et si le dynamisme a manqué, c’est que chez les hommes que vous êtes, il n’y avait peut-être ni assez de conviction, ni assez d’abnégation et d’esprit de sacrifice, ni assez de foi. Je crois qu’il en est encore de même aujourd’hui, je crois que ce mécontentement, ce malaise dont nous avons recueillis ici les manifestations ne soit finalement l’expression d’un sentiment que je qualifie de « peur ».
Le trouble de notre Parti, malgré cette contagion générale, cessera un jour et sans doute un jour prochain et l’on verra revenir les temps qui sont les nôtres, qui sont ceux de la démocratie et du socialisme, parce qu’ils seront à la fois ceux de la justice et de la raison.
Le socialisme fera surgir des profondeurs de la nation les forces et les hommes nécessaires à sa victoire.
La Belle alliance populaire semble contribuer à dépasser ces divergences ?
Comme la raison d’être de la coalition de « Front populaire » c’est un réflexe de défense instinctive contre les menaces, contre les dangers, dont sont menacées, en France, les institutions républicaines et la liberté elle-même. La cité socialiste n’est ni la caserne ni le cloître, comme l’ont répété tant de fois nos adversaires, que l’égalité n’est pas l’uniformité, que l’égalité consiste à placer chaque individu au poste social qui lui convient, au poste que lui assigne sa vocation naturelle, reconnue et développée par la société elle-même, qu’ainsi le socialisme ne nie pas, mais qu’il recherche, qu’il développe et qu’il entend utiliser pour le bien collectif toutes les originalités et tous les mérites personnels.
Le socialisme n’est pas un parti en face d’autres partis. Son objet, c’est de rassembler ! A l’intérieur de ce crédo, de cette affirmation essentielle, toutes les variétés, toutes les nuances d’opinion sont tolérées. Ainsi, quand le Parti inscrit dans ses statuts que la liberté de discussion est entière, que la presse est libre, ce n’est pas de vagues notions démocratiques introduites dans nos constitutions socialistes, c’est une règle tirée de l’essence même de que doit être le Parti socialiste.
Ce que je sais, quant à moi, c’est que le destin du socialisme ne dépend pas entièrement des socialistes. Je sais que dans cette crise comme dans tant d’autres, le socialisme fera surgir des profondeurs de la nation les forces et les hommes nécessaires à sa victoire. »