
Article publié dans La revue socialiste n°61 : « Les migrants, l’Europe, l’Humanité » (pour lire le tout cliquer sur le lien)
Par Jérôme Fourquet, Directeur du Département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop.
La publication des photos du petit Aylan et les drames associés à la crise des migrants durant l’été – naufrages au large des côtes grecques et italiennes, corps de 70 migrants retrouvés dans un camion frigorifique abandonné sur le bord d’une autoroute en Autriche – ont suscité une intense émotion. L’opinion publique française, qui était très opposée à l’accueil de migrants, a connu une nette évolution sur le sujet, puisque la part des opposants est passée de 64 %, avant les vacances d’été, à 51 % au début du mois de septembre.
Un sujet central et qui divise fortement la société française…
Néanmoins, en dépit de ce climat compassionnel très particulier, une majorité de Français demeurait opposée à l’accueil de migrants sur notre territoire. La société française apparaissait ainsi littéralement coupée en deux sur cette question et les ressorts de l’opposition à l’accueil, très puissants, puisque même au climax de l’émotion médiatique, une courte majorité de nos concitoyens était restée opposée à cette option. Deux autres enquêtes de l’Ifop réalisée du 16 au 21 septembre, soit deux semaines après la publication de la photo d’Aylan et du 14 au 16 octobre, soit un mois et demi après le drame, ont confirmé que l’opinion publique demeurait majoritairement défavorable à l’accueil, à hauteur de 52 % à 53 %.
L’évolution de l’adhésion à l’accueil des migrants, en Europe et en France
Question : Etes-vous favorable ou opposé à ce que les migrants, qui arrivent par dizaines de milliers sur les côtes italiennes et grecques, soient répartis dans les différents pays d’Europe et à ce que la France en accueille une partie ?
Parallèlement à cette attitude de relative fermeture – une récente étude de l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès et la FEPS réalisée dans 7 pays européens a montré que l’opinion française était, avec la britannique, la plus opposée à la répartition des migrants dans les différents Etats-membres – et bien que la France ne soit pas exposée massivement à un afflux de migrants, on constate que cette thématique demeure extrêmement prégnante dans le débat public, mais aussi dans les esprits. C’est bien évidemment le cas à Calais, où une manifestation organisée par le collectif « Calaisiens en colère » a réuni,le 31 octobre, quelque 600 participants et quelques semaines avant, le 4 octobre, le même collectif avait déjà mobilisé entre 300 et 500 personnes autour du slogan « Stop à l’immigration clandestine ».
Mais la question des migrants « irradie » bien au-delà de Calais et de sa région. En septembre, ce sujet se plaçait ainsi en tête des conversations des Français, selon le Tableau de bord politique Ifop-Fiducial pour Paris-Match et Sud Radio, avec 79 % des personnes interrogées ayant évoqué ce sujet avec leurs proches. En octobre, ce thème restait au cœur des préoccupations et des conversations, puisqu’il arrivait en seconde position, avec 70 % de citations, l’abandon de la première place n’étant due qu’au drame de l’accident d’autocar de Puisseguin en Gironde, thème ayant été discuté par 82% des Français.
…Autour de quatre clivages principaux
Si la question de l’accueil des migrants travaille et divise donc en profondeur la société française, il convient d’essayer de comprendre ce qui structure ce solide front du refus. Quatre grandes lignes de faille – dont certaines se superposent partiellement – apparaissent sur ce sujet, lignes de faille que l’on retrouve, par ailleurs, sur d’autres sujets comme l’attitude vis-à-vis de la mondialisation, le rapport à la construction européenne, et, bien entendu, à l’immigration.
Le clivage politique est le plus prégnant sur cette question. 70% des sympathisants de gauche se disent favorables à l’accueil des migrants et, fait relativement rare pour être noté, on ne constate pas ou peu d’écarts entre les différentes sensibilités – électeurs du Front de gauche, du PS ou d’Europe Ecologie Les Verts. Ce sujet, et l’exécutif l’a bien compris, est l’un des seuls qui peut, aujourd’hui, lui permettre de parler à toute la gauche et d’afficher des valeurs communes face à la droite et l’extrême-droite, dont les électeurs sont très majoritairement contre. 59 % des sympathisants des Républicains et 88 % des frontistes sont en effet opposés à ce que la France accueille une partie des migrants qui arrivent sur les côtes européennes. Si, comme on peut le penser, cette crise est amenée à s’inscrire dans la durée, l’enjeu des migrants pourrait être utilisé par un François Hollande en campagne présidentielle, non seulement pour tenter de ressouder une gauche fragmentée, mais aussi et surtout pour tenter de capter un électorat centriste, inquiet face à l’émergence de ce que Jean-Christophe Cambadélis a appelé le « bloc réactionnaire », construction regroupant un FN conquérant et une droite en voie de radicalisation. On constate, en effet, que l’adhésion à l’accueil des migrants est très majoritairement partagée dans les rangs du MoDem (68 %), mais aussi de l’UDI (63 %). Dans sa stratégie de plus en plus affirmée d’opposition frontale au FN, comme ce fut le cas de manière très symbolique lors de sa passe d’arme avec Marine Le Pen, au Parlement européen, François Hollande pourra utiliser le dossier des migrants – leur accueil en France, mais aussi la nécessaire solidarité européenne – pour marquer ce clivage entre un Président soucieux de rassembler et d’apaiser et une extrême-droite et une droite radicalisées, privilégiant la tension et la fermeture.
Si cette question peut éventuellement contribuer à élargir vers le centre l’assise électorale de la majorité présidentielle, elle est très « clivante »,sociologiquement parlant, ce qui n’est donc pas sans danger. 58 % des cadres supérieurs et des professions libérales sont favorables à l’accueil. Les professions intermédiaires (techniciens, contremaîtres, etc ; professions composant les classes moyennes) sont très partagées (50 % favorables) quand les catégories populaires sont massivement opposés, à 69 %, et même à 76 % pour les ouvriers (65 % pour les employés). On retrouve donc ici un clivage classique entre « France d’en haut » et « France d’en bas », déjà observé, par exemple, lors du référendum de 2005, à ceci près que les classes moyennes avaient majoritairement basculé dans le camp du « non », à l’époque.
Le référendum constitutionnel avait mis à jour une autre opposition, en partie liée à la précédente, la division campagne/villes de province/Paris. Cette segmentation ressort également sur la question de l’accueil des migrants, question qui renvoie une nouvelle fois au rapport à l’altérité et à l’ouverture. Si 57 % des habitants de l’agglomération parisienne se disent favorables à l’accueil des migrants, cette proportion tombe à 48 % dans les communes urbaines de province, et à 36 % seulement parmi les ruraux. Au regard de ces chiffres, on mesure, en passant, l’écart pouvant exister entre un discours journalistique, en général assez en phase avec le climat d’opinion régnant dans la métropole-capitale, et l’état de l’opinion prévalant dans la France de province.
Les trois premières lignes de fracture que nous venons de passer en revue ne sont, à proprement parler, pas une nouveauté et montrent bien que la question des migrants s’inscrit dans un débat idéologique plus général opposant,schématiquement, les adeptes d’une société « ouverte » et les tenants d’une société « fermée », la thématique des frontières occupant, plus que jamais, une importance centrale dans ce débat. Mais, la crise des migrants a également fait apparaître une autre ligne de clivage qui renvoie, elle, à l’appartenance religieuse. On constate, en effet, que protestants et musulmans sont très majoritairement bien disposés à l’égard de l’accueil, à respectivement 72 % et 67 %, alors que les catholiques sont majoritairement opposés, à hauteur de 57 %. Précisons que l’opposition des catholiques est d’abord le fait des « non pratiquants », défavorables à 58 %, les « pratiquants » étant très partagés : 49 % favorables et 51% opposés. Dans le même ordre d’idée, on notera que, d’après la même enquête, 58 % des catholiques pratiquants disent approuver l’appel à la mobilisation du pape ayant demandé que chaque paroisse d’Europe accueille une famille de migrants, quand les catholiques non pratiquants n’y adhèrent qu’à 40 %. La prise de position papale a donc permis de faire bouger les lignes dans la France des catholiques pratiquants,mais cet appel n’a pas eu le même impact auprès des « non pratiquants », qu’on qualifie parfois de « catholiques culturels » – par opposition aux « catholiques cultuels ». Chez ces derniers, assez détachés de l’Eglise et de la foi, la dimension identitaire et culturelle – les « racines chrétiennes de la France » – prend souvent le pas sur les valeurs et le message portés par la religion catholique. Dès lors, on comprend mieux pourquoi ces catholiques non pratiquants – qui représentent un peu moins de 50 % de la population française, rappelons-le – sont majoritairement réticents à l’accueil de migrants, pour l’essentiel musulmans. L’identité religieuse de ces populations est loin d’être marginale et joue un rôle dans la structuration des opinions sur ce sujet. On remarquera ainsi qu’en août 2014, quelques mois après la prise de Mossoul par l’Etat islamique, 52 % des catholiques non pratiquants, et 76 % des catholiques pratiquants, se déclaraient favorables à l’accueil, en France, de chrétiens d’Irak, soit des scores sensiblement plus élevés qu’aujourd’hui. Leur situation humanitaire et leur pays d’origine – Irak dans un cas, Syrie dans l’autre – étaient très proches des migrants syriens d’aujourd’hui, mais la religion différait.
A l’inverse, la proximité religieuse et culturelle ressentie par les musulmans français explique sans doute en partie pourquoi ces derniers sont aussi favorables (67 %) à l’accueil des migrants, aujourd’hui. La large adhésion des protestants (72 %), renvoie, quant à elle, à la traditionnelle bienveillance vis-à-vis des demandeurs d’asile, que les protestants français, qui ont historiquement toujours été ultra-minoritaires et souvent persécutés, ont développé. Une organisation comme la Cimade s’inscrit, par exemple,pleinement dans cette tradition.
Conclusion
Les élections s’étant déroulées depuis la rentrée en Suisse, en Pologne et à Vienne (élection municipale) ont toutes été marquées par une poussée des formations de la droite populiste. Et il en a été de même, en France, lors des élections régionales. Une enquête indiquait, en septembre, que la question des migrants allait compter lors de leur vote pour ce scrutin, pour pas moins de 62 % de Français, dont 32 % allaient même en tenir « beaucoup » compte en décembre. Les électeurs de Marine Le Pen devaient en tenir « beaucoup » compte pour 67 % d’entre eux – 18% en tenant « assez » compte -contre 30 % pour ceux de Nicolas Sarkozy et 21 % de ceux de François Hollande. Au regard de ces chiffres, on peut donc penser qu’en France, comme dans les autres pays européens, ce thème a, avec celui de la menace terroriste, tenu lieu de carburant très efficace à l’extrême-droite qui ne s’y est d’ailleurs pas trompée, le FN ayant troqué, à la fin de l’été, la question des « oubliés » de la réforme régionale pour celui, ô combien plus porteur, des migrants, comme principal axe de sa campagne.